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Naufrage

Abordage en mer :

22 pêcheurs noyés

 

Début Juin 1885, on lit dans le Journal de Fécamp :

« La fréquence des abordages sur le banc de Terre Neuve, préoccupe l’opinion publique et devrait être l’objet d’une enquête sérieuse. Ces accidents sont presque toujours occasionnés par des vapeurs, qui passent au milieu des navires, sans modérer la vitesse de leur marche, brisant, renversant tout sur leur passage, sans s’inquiéter parfois ni des navires, ni de leurs équipages.

Dans les temps de brume, ces navires devraient avoir plus de prudence et avertir par la cloche, les cornets ou tout autre moyen, nos pêcheurs qui sont à l’ancre et pourraient répondre alors à ce signal par d’autres signaux révélant leur présence.

Après l’abordage du Richelieu, de notre port, nous apprenons la nouvelle d’un accident de même nature, mais bien autrement terrible dans lequel a péri le Georges-Jean. Cette nouvelle, datée de New-York, 28 mai, soir, est ainsi conçue :

« On télégraphie de New York que le capitaine du steamer City of Rome, arrivé hier matin, rend compte que la veille, à 4 heures 30 de l’après-midi, se trouvant par un temps brumeux à 25 milles des bancs de Terre Neuve, il a abordé la barque de pêche française George-Jean qui était à l’ancre. La barque a sombré immédiatement : 22 hommes de son équipage ont été noyés.

Nous le répétons, après l’exemple de faits aussi navrants, l’étude du gouvernement et celle des bonnes pratiques devrait s’attacher aux moyens d’en éviter le retour. »

 

Cette dépêche (écrite en bleu) a paru dans quelques quotidiens français (Le matin, Le petit parisien). C’est le seul entrefilet, que vous aurez du mal à trouver, diffusé sur ce drame. Aucun article, aucun reportage, seulement quelques hebdomadaires locaux (Le journal de Granville, et Le Granvillais) ont relaté avec émotion les évènements tragiques et leurs conséquences, parce qu’à l’époque primait l’inhumation de Victor Hugo.

 

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Georges et Jeanne

Samedi dernier, après la publication de notre journal, il a circulé une triste nouvelle maritime.
 » Le Georges et Jeanne, appartenant à MM. Beust et Fils, de Granville, est coulé sur les bancs de Terre Neuve : 22 hommes sont noyés, dont 16 appartiennent à la ville de Granville, parmi lesquels il y en a qui laissent des veuves avec cinq enfants en bas-âge.  »
Cette nouvelle qui s’est répandue dans la ville de Granville comme une trainée de poudre n’a pas été longtemps sans se confirmer, voici la dépêche que nous extrayons du journal Le Hâvre, du 29 mai :
« New-York, 29 mai : Le st. ang. City of Rome, parti de Liverpool, le 20 mai, pour notre port, a abordé et coulé, le 27 mai, sur les bancs de T-Neuve le nav. Georges et Jeanne (de Granville) cap. Blondel ; 22 hommes ont été noyés. On ignore encore quelle sont les avaries éprouvées par le City of Rome.  »
Nous savons que MM. Beust et Fils, prennent l’initiative d’une souscription en faveur des familles des naufragés.
Un Comité va se former sous la présidence de Monsieur le Maire, pour recueillir et répartir le produit de la souscription.
Nous apprenons que M. le Curé-doyen de Granville fera célébrer, vendredi prochain, dans l’église Notre Dame, un Service solennel pour le repos de l’âme des malheureus marins qui ont péri.
On nous dit que Monseigneur Germain, voulant donner dans cette douloureuse circonstance, un nouveau témoignage de ses sympathies pour la population granvillaise, a annoncé qu’il viendrait officier lui-même.

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GEORGES-ET-JEANNE

New-york, 30 mai :

Voici quelques renseignements sur le navire français  » Georges-et-Jeanne  » (de Granville), coulé par le steamer anglais  » City-of-Rome « .

« Lundi à 4 heures 1/2 après-midi, par un fort brouillard sur les bancs de Terre-Neuve, le steamer  » City-of-Rome « , ayant fait dans ses 24 heures 408 milles, aborda le navire français  » Georges et Jeanne « , mouillé sur le banc. Ce navire fut coupé littéralement en deux et coula immédiatement. Deux hommes, sur vingt-quatre qui se trouvaient à bord, furent sauvés. Un autre fut retiré de l’eau, mais une épave le fit disparaître ; un quatrième vint à la surface, mais saisi de crampes il coula avant qu’on ait pu l’atteindre. Après l’abordage, les passagers ont tous déclaré que le  » City of Rome  » filait 14 à 17 nœuds ; le sifflet d’alarme marchait. D’après la même version, l’équipage était en majeur partie en bas, et le  » Georges et Jeanne  » a disparu en moins de 30 secondes. Les quatre hommes qui étaient sur le pont ont jeté des cris affreux : les deux hommes sauvés sont :  » Foant et A. Herbert. « 

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L’article ci-dessous est paru dans l’hebdomadaire  » Le Journal de Granville  » du 20 juin 1885. En lisant ce compte-rendu, sachez qu’il a été raconté par les personnes du navire abordeur (celui qui a provoqué le naufrage), et qu’il a été traduit en français. La « Ville-de-Rome » ou « City of Rome » a été condamnée par les tribunaux anglais, comme responsable de ce drame.

Naufrage du Georges-et-Jeanne

Les détails suivants de cet épouvantable accident sont empruntés à un journal anglais.

« Le malheureux navire était le Georges-et-Jeanne, qui a quitté Granville (France), pour une campagne de pêche, le 3 mars. La Ville-de-Rome marchait à une vitesse réduite lundi après-midi. Les passagers disent qu’elle marchait de 12 à 14 nœuds à l’heure. Le capitaine Munro dit qu’elle marchait seulement à demi-vitesse, c’est-à-dire à environ 9 nœuds à l’heure.
Un brouillard épais régnait sur l’eau. On avait dépassé un grand nombre d’icebergs et on veillait à chaque instant à les détourner de la route du navire. Le capitaine Munro avait été constamment sur le pont depuis plusieurs heures, mais malgré cela il était encore à son poste.
Les cornets à brouillards, les sifflets, les cloches sonnaient à fréquents intervalles, afin d’avertir les autres navires de son approche. Les hommes de quart écoutaient avec attention s’ils n’entendaient pas quelque son répondant à leurs signaux d’avertissement, mais on n’entendait que le mugissement de l’énorme vaisseau qui s’élançait dans sa route brumeuse.
Tout-à-coup, à 44°30′ un des hommes de quart découvrit les contours d’un petit navire sur la lisière du brouillard, droit devant lui. Les voiles de ce navire étaient carguées et il paraissait être à l’ancre.
 » Voile devant !  » cria l’homme de quart. Le capitaine Munro ordonna à l’instant de renverser la vapeur. Il était trop tard pour éviter le petit navire. Un léger choc fut ressenti d’un bout à l’autre du navire et fut suivi d’un grand fracas au milieu duquel on entendit des cris confus.
Le navire qui fut reconnu pour être le Georges-et-Jeanne, avait été frappé à tribord, à 12 pieds environ de son avant. On vit ses matelots affolés courir en avant. Il se coucha sur le côté, puis s’enfonça en tournoyant sur le côté de la Ville-de-Rome.
Le capitaine Munro fit mettre immédiatement à la mer les canots de babord et tribord.
Le navire naufragé ne resta qu’un instant le long de la Ville-de-Rome. Il s’était enfoncé rapidement de l’arrière, et deux minutes après avoir été frappé et avant que ses hommes eussent pu faire quoi que ce soit pour eux-mêmes, il s’enfonça complètement de l’avant.
Quatre hommes seulement revinrent à la surface qui était maintenant couverte de débris. Des cris d’encouragement partirent du pont de la Ville-de-Rome et les quatre hommes se débattirent bravement. Des bouées de sauvetage leur furent lancées, mais aucune d’elles ne parvinrent à portée des survivants.
Pendant ce temps, les embarcations avaient été mises à l’eau aussi rapidement que les circonstances l’avaient permis. On vit un des quatre nageurs faire de violents efforts pour atteindre une pièce de débris. Sa force cependant parut faiblir soudainement ; sa tête s’enfonça de plus en plus. Faisant alors un dernier effort pour se tenir à la surface, il leva les bras en l’air et disparut. Un cri d’horreur s’échappa de la foule des spectateurs qui s’accrochaient aux balustrades de la Ville-de-Rome. Deux des trois survivants paraissaient bons nageurs et se maintenaient bravement. Le troisième était évidemment le capitaine. Il s’efforçait d’atteindre le côté élevé de laVille-de-Rome, qui avait stoppé, saissant un débris, il s’y accrocha et regarda pitoyablement en l’air comme pour demander secours.
Cent livres pour clui qui sauve cet homme ! cria plein d’enthousiasme un passager de première classe, sautant hors des balustrades et courant parmi les matelots qui se préparaient à sauter par dessus le bord pour sauver l’homme qui se noyait et un cri d’encouragement s’échappa de l’assemblée des passagers. Les volontaires furent repoussés par le 6e officier, Arthur C. Turner qui, passant un nœud coulant autour du corps, sous les bras, escalade la balustrade. Pendant ce temps, une petite corde avait été lancée à l’homme qui avait perdu son soutien sur la pièce de débris. Il saisit la corde et l’enroula au tour de son poignet droit. On le tirait doucement et l’officier Turner descendait le long du navire pour mettre une corde de secours autour de l’homme, quand ce dernier subitement devint faible. La corde commença à se dérouler de son poignet. Il essaya vainement de saisir la corde de la main gauche, l’homme était épuisé. La corde s’échappa de sa faible étreinte et il tomba en arrière dans l’eau et disparu à l’instant.
Les passagers, qui avaient vainement attendu et se préparaient à bien recevoir le malheureux sur le pont, commencèrent alors à blamer injustement l’officier pour sa lenteur et son incapacité. Mais quand regardant la mer ils virent deux bateaux de sauvetage allant vers les deux survivants qui gardaient encore la tête hors de l’eau. Ils oublièrent pour le moment, ceux qui avaient péri. Les deux marins, qui luttaient, étaient devenus très faibles, mais ils tinrent bon jusqu’à ce que les bateaux arrivèrentet ils furent alors tirés hors de l’eau. Les canots cherchèrent avec soin parmi les débris, mais en vain, et finalement comme il semble qu’il n’y avait plus d’espoir de trouver quelques survivants, ils regagnèrent la Ville-de-Rome.
22 marins, tous mariés et la plupart pères de famille, ont péri dans cette catastrophe.
60 veuves et orphelins restent presque sans appui.
Les deux seuls survivants, nommés Hubert (Albert), 34 ans, et Fiaut (Alphonse), ont été reçus à bord de la Ville-de-Rome, où tous les soins que réclamait leur triste situation, leur ont été prodigués.

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Naufragés survivants

 

Les nommés Fiaut et Hubert, seuls survivants du Georges et Jeanne, sont revenus de New-York par le transport St Bernard, qui les a débarqués au Havre.
Ces deux hommes sont repartis pour Londres, appelés à témoigner dans le procès qui va avoir lieu avec l’armateur de navire abordeur.